La colère : entre subjectivation et politique

2023

Yaël, 6 ans, rentre dans mon bureau en laissant sa mère au salon d’attente avec Duke Ellington. « Il est redevenu insupportable », me dit-elle entre deux portes, « il ne m’écoute pas et je ne peux plus rien dire : il ne veut plus que je parle ».

Yaël s’assure que le rideau d’insonorisation est bien mis, puis se jette sur le divan, prend les coussins, qu’il frappe rageusement et de façon désordonnée, avec les mains puis avec les pieds. Je lui rappelle tranquillement que la règle posée ensemble interdit de sauter sur le divan. « Je sais mais c’est obligé, c’est la guerre il faut que je lui fasse mal ». A qui ? « Je ne sais pas, lui faire mal c’est tout, c’est pas moi qu’ai mal. ». » Tiens attrape ça ( !) », Crie-t-il en frappant rageusement le coussin.  « Tais-Toi ! Tais toi !Tais toi !Tais toi ! » Ce n’est pas tant moi qui suis intimé de me taire (je ne dis rien), que Poutine, qu’il finit par nommer, et qui en prend pour son grade.

« Tais-toi !! », c’est ce qu’il lance à ses parents et surtout à sa mère, qui « me l’a amené », comme elle dit, « pour qu’il arrête ! ». Il vient me voir de façon aléatoire, amené par sa mère donc pour « gérer ses émotions » après un diagnostic TDAH. Je les avais reçus dans l’idée de les réorienter mais quelque chose est passé entre Yaël et moi et il a souhaité continuer un peu. L’enjeu d’omnipotence entre Yaël et sa mère, sa mère et Yaël est prégnant et tout semble mis en œuvre d’un côté comme de l’autre pour mettre en échec toute forme de thérapie. Je suis la cinquième qu’ils viennent voir : soit que Yaël ait été assez insupportable pour que le thérapeute renonce, soit que Mme ait décidé d’arrêter parce que je cite « le psychologue a dit que c’était de ma faute », ou encore parce que le psychologue, « le laissait faire ce qu’il voulait ». De fait, il laisse peu parler sa mère lorsqu’elle m’évoque à quel point son enfant est turbulent, insatisfaisant, maltraitant. « Tais-toi ! C’est pas moi ! », répète t-il avant de s’engouffrer dans mon bureau.

Au-delà de l’agressivité et du jeu avec les limites, il laisse surgir au fur et à mesure de nos rencontres entre mimiques et tonalités, un certain nombre d’affects qui ne s’énoncent pas tel quels : la peur, l’effroi, l’angoisse de disparaître, de ne pouvoir se soutenir d’être soi avec l’autre tant celui-ci est menaçant, fait violence.

Je mets des tapis de sol à terre, avec quelques coussins dédiés et couverture. Nous construisons ensemble une forme d’abri qu’il tient en équilibre avec les pieds et mains. « C’est pour être bien-me dit-il, qu’on me foute la paix. Fini la colère !». Je reste les deux mains en l’air pour faire tenir sa cabane brinquebalante et évoque avec lui, en suivant ses cheminements, la guerre, la peur, sa tentative de construire un lieu pour exister.

Alors certes, il y a à repérer dans son agitation le maintien d’une illusoire toute puissance avec des défenses archaïques qui pourrait faire penser à une solution perverse : il sadise sa mère nous dit-elle, et tout autre adulte qui viendrait poser un interdit. Avec en support le désaveu, la mère serait restée phallique entre idéalisation et persécution, entre désir de fusion et angoisse d’intrusion qui ne laisse pas tranquille. Une hypothèse également pourrait être une érotisation sadique d’une violence vécue dans une confusion entre l’objet primaire et la pulsion agressive. Il y a, c’est vrai, à repérer l'excitation produite par la passion maternelle qui le désigne comme celui qui doit la satisfaire et je me pose la question d’une agitation anti dépressive, comme lutte contre l’anéantissement que promet la séparation.

Cependant, j’entendrais surtout son agitation comme expression d’une colère adressée, comme un appel à ce que l'autre soit un appui à la symbolisation, à la psychisation. A bien l’entendre en effet, il ne s'agit pas tant de violence (comme le dit sa maîtresse et le reprennent ses parents) qu’une tentative de réappropriation d'une expérience d’impuissance, d’impouvoir pour son dépassement. Mon écoute a oscillé, avec lui, de l’intra-psychique à l’intersubjectif de l’un à l’autre et de l’autre à l’un.

Dans nos séances, Yaël fait tentative de restauration de soi, qui consiste à disparaître pour de faux à l’abri des regards pour ne pas disparaître tout court. Qui consiste aussi à interpeller l’autre pour qu’il s’engage avec lui dans une transformation du vécu et du monde.

» Tais toi ! », est en effet ce que dit Yaël à ses parents, son institutrice, sa sœur, chaque fois qu’il est repris du côté de la norme, des attendus sans être entendu.

C’est pas moi ! Répète-t-il à l’envie quand sa mère parle de lui. J’entends cet enfant lutter contre ce que Haydée Faimberg1 appelait les identifications aliénées, contre cette partie aliénée du Moi qui est identifiée à la logique narcissique des parents. Dans cette logique, ce qui est aimable en l’enfant est le parent lui-même, ce qui vient de l’enfant, son mouvement propre étant détestable. Écrasement du singulier et de la possibilité d’advenir. Sommation à être et à s’identifier, assignations, convocation à devenir qui font de cet enfant une proie du désir d’un (faisant fonction de) Autre en emprise, qui aliène et modèle.

Sa colère m’apparaît être à la fois acte de dénonciation et d'énonciation qui se veut aller au-delà de l'identification au désir de l’Autre, un appel à devenir qui passe par un temps de désidentification, pour une relance de la subjectivation.

L’agressivité que déploie Yaël est tentative de se dégager d’une relation d’emprise pour pouvoir faire lien. Elle est tentative d’action dans un monde vécu comme ne se laissant pas transformer, qui efface tout mouvement créateur, qui déstructure les liens et le mouvement de devenir ; un monde qui fait menace d’anéantissement, ce que relance l’actualité. Son agitation est tentative de dire le désaide, elle est un appel, une interpellation à un autre capable à minima, d’entendre. L’actualité c’est la guerre, elle agite le monde et Yaël s’agite encore plus. L’actualité politique comme réalité, dans toute sa violence, fait écho chez Yaël avec l*'expérience subjective du politique qui est possibilité ou impossibilité d'être et de devenir dans une relation d'altérité* ; Une relation qui permet, ou non, de participer à la construction du lien.

Il veut que ça change : que le monde se taise un peu (tais toi ! Écoute-moi !) et lui permette de faire trace, il veut être engagé dans un mouvement qui suppose que l’emprise change parfois de main : que le monde se laisse aussi attraper et modifier. A ne pas se laisser saisir et modifier, l'expérience, le monde ou l'objet deviennent persécutant avec en retour une tentative désespérée de maîtrise qui s'appuie sur la pulsion d'emprise.  Cette tentative, sans réponse, pourrait se transformer en mouvement tyrannique (Meltzer).

Mais pour l’instant, il est en colère. Il n’est qu’en colère.

Qu’est-ce que la colère ?

Elle est, nous dit Radmilla Zygouris « un des modes d’expression les plus précoces chez le petit d’homme » 2, en lien avec « une situation de détresse qui met le sujet en danger ». Elle est un affect qui engage le corps tout entier.

La colère est souvent ramenée à une violence destructrice, à un esprit embrouillé, à un courroux, à de l’hostilité persécutrice. Dans notre culture, dit Sophie Galabru dans « le visage de nos colères »3, elle n’est acceptable que du côté du dominant, du plus fort auquel cas elle vient représenter la vaillance, le désir de vaincre, le courage viril. Sinon, elle est systématiquement discréditée et repérée comme péché d’orgueil, caprice et autres jugements ; un discrédit qui vise à dompter la colère, ce qui fait révolte, en renforçant l’asservissement.

L’ambivalence des philosophes de l’antiquité vis à vis de cette émotion est patente. Elle est violence et destruction, inhumanité, irrationalité qui œuvre contre la loi et la cité (Platon, livre IV de la république et Aristote Politiques)) 4 , acte de vengeance et désir de justice (Aristote Rhétorique II,2). Mais également, Platon par la voix de Socrate fait de Thumos un allié de la justice et de la loi en ce sens qu’elle révèle pour soi et le monde l’injustice agie. Une injustice qui serait alors à repérer dans l’acte de celui qui a provoqué la colère plutôt que dans celui qui l’exprime ou l’agit. (Aristote livre V de l’Ethique à Nicomaque).

De ceux qui ne ressentent pas la colère, Aristote les pense indifférents, froids, flegmatiques, stupides. 5 Il y a, nous dit-il, une bonne colère et une mauvaise colère. La première « sert d’arme à la vertu », la seconde sert la revanche. Pour Sénèque, la colère est un vice « barbare et désastreux », une « soif de vengeance...

Or la colère, nous dit la philosophe, peut être libératrice. « Bien comprise (…) elle est une précompréhension de la justice, du respect de soi (…). Assumée, elle nous permet de percevoir toutes les déterminations qui nous enchaînent et nous font souffrir ; la colère finit par nous montrer ce qui nous blesse injustement et révèle (…) ce à quoi nous avons droit : la sécurité, le respect, l’altérité. » 6

L’ambivalence, le paradoxe caractérisent les regards sur la colère. Mais l’ambivalence n’est -elle pas aussi au cœur de la colère en ce sens où elle vient mobiliser déliaison et liaison, emprise et séparation, Thanatos et Eros dans un même mouvement ?

Avec la colère l’affect s’empare d’un corps qui ne se maîtrise plus et vise, par une décharge à se libérer d’une tension intenable pour le sujet au risque qu’elle soit intenable pour celui qui la reçoit. C’est le cas de ces colères d’enfants confrontés au « non » des parents ou adultes qui font ce travail si difficile de civilisation de la jouissance, enfants confrontés à la nécessité de renoncer ou de différer leur désir. Une colère qui, traversée et à la condition que l’objet résiste aux attaques, continue d’exister et d’être présent, permet de soutenir l’ambivalence et de construire la capacité de sollicitude nous dit Winicott. Ainsi elle peut être un affect qui permet aussi action et transformation.

Elle participe du processus de construction de soi7 et « engage l’ensemble de l’être humain rappelle Jacques Sédat en citant le Fort Da et en différenciant colère d’imputation et colère d’implication à partir des opérateurs que sont la séparation et la reconnaissance de l’altérité.

La colère d’imputation, dit Jacques Sédat, « est aveugle », au contraire de ce qui se joue dans le Fort Da, elle « se substitue à l’action » à défaut de symbolisation et de pouvoir s’identifier à un autre. Elle est « maltraitance de soi et maltraitance d’autrui », traduit « l’expression d’un désarroi (l’hilflosigkeit) » et une « incapacité de différenciation entre soi et l’autre ».

La colère d’implication quant à elle est indignation et ancrée dans la différentiation et la possibilité de s’identifier qui permet « de s’indigner et de s’opposer activement contre ce qui constitue un mépris de l’autre, une non reconnaissance de l’être humain, donc un risque de déshumanisation ».

Alors oui, il y a des colères haineuses, rageuses, furieuses, hors parole voire dans le refus de toute parole qui vient faire lien et dire l’altérité, qui donnent à voir l’échec du travail de liaison. Éclats de rage qui semble sans cause et sans objet, mouvement destructeur qui semble témoigner d’un rejet du lien intersubjectif ou d’une interpellation de l’autre en négatif. Ces colères, souvent clastiques et en proximité avec le passage à l’acte mettent hors de soi et hors lien, sans faire écart. La fragilité de l’être soi est telle que toute relation qui ne le conforte pas fait effraction, au risque de l’effondrement. Surgit la haine alors, qui comme le rappelle Freud en 1915, cherche à annuler une source d’excitation vécue comme traumatique. Cependant la haine a aussi une dimension vitale qui rassemble, et la colère qui l’exprime vient parfois dire un juste rapport à soi, une mise à distance qui permet de se construire ; elle vient dire parfois les limites de soi et produire de l’altérité en imposant du jeu entre soi et l’autre, le sujet et l’objet.

Et si la colère n’était pas uniquement un mouvement qui va « contre », une réaction violente, mais aussi un mouvement « pour », vers la constitution d’un commun qui soutienne singularité et altérité ? C’est là aussi que je pose la question de la dimension politique de la colère comme mouvement de subjectivation : affirmation d’un Je dans une protestation agissante, vivante, qui vise la création d’un espace commun vivable.

L’expérience subjective du politique , ais-je avancé, est possibilité ou impossibilité d'être et de devenir dans une relation d'altérité. Je pose que la colère peut appuyer le possible d’un devenir.

La dimension du politique de la colère est ici un appel à être entendu, et tentative de transformation de soi et du monde, de soi dans le monde et du monde en soi. Elle rejoint ainsi ce qui fonde la politique au sens que lui donne Castoriadis : "la transformation du donné"8, l’interrogation des lois et de l’institué pour, au-delà de la clôture du sens, ouvrir vers du possible et du pensable. Elle est, pour l’être humain singulier, expérience de création entendue comme émergence de la possibilité du nouveau, enjeu de transformation qui est d'emblée nouveauté radicale, hors détermination et reproduction de ce qui précède.

C’est par le logos compris comme faculté d’interrogation illimitée, dans la pensée de Castoriadis, qu’est possible l’émergence de l’être-sujet mais également émergence de la nouveauté qui fait surgir de l'autre qui ne se réduit pas à une différence, mais se comprend comme une altérité : du singulier.

Subjectivation et politique

Ces temps de colère chez Yaël qui me semble faire subjectivation font résonance aussi chez moi avec ce que Jacques Rancière appelle « subjectivation politique ». Elle ne concerne pas tant le singulier que le collectif certes, mais elle reprend cette exigence de logos sur un terrain polémique pour « dévoiler ainsi la contradiction entre la logique de la police (l’ordre social, l’existant, le transcendant) et celle de l'égalité » 9

Une résonance qui m’a fait faire des détours vers la sociologie et la philosophie politique.

La question de la subjectivité a souvent été pensée par les sociologues et philosophes politiques comme une hétéro détermination qui a pour moteur l’identification et l’intériorisation des normes et des valeurs d’une société ou d’une culture. Le sujet est alors le pur effet d’une structure préexistante, qui l’engendre et le modèle, une structure qui fabrique du même ou tout au moins du conforme. Un mode de subjectivation serait-il un mode d’assujettissement et de normalisation ? L’identification est introjection des normes et des valeurs qui s’imposent, et une acceptation pleine et entière de l’assujettissement. Avec Foucault cependant, dans sa notion de subjectivation, le sujet surgit aussi dans un écart avec les institutions qui font structure et pouvoir. Il est, d’une certaine façon, un produit non plus seulement de ses assignations mais aussi de ce qui fait résistance et d’une expérience de la liberté.

La subjectivation est, nous dit Etienne Tassin, non pas un devenir soi mais le devenir d’un soi différant sans cesse de soi, ne coïncidant jamais avec soi ni avec un « soi ». Bref, l’idée de subjectivation est celle de la production d’un écart à soi, d’une désidentification, d’une sortie hors de soi, plutôt que celle d’un advenir du soi, d’une appropriation de soi, d’un recueillement de soi identifiant un être à ce qu’il est supposé être ou à ce qu’on exige de lui qu’il soit.10

Jacques Rancière quant à lui reprends, dans un entretien avec Nicolas Poirier, la question posée par Castoriadis : « comment des sujets peuvent-ils faire l’histoire tout en étant faits par elle ? » pour la déplacer vers « une autre pensée de la subjectivation où un sujet se constitue en prenant les phrases d’un autre, les phrases par lesquelles cet autre constitue son rapport à soi, pour défaire le rapport identitaire à soi dans lequel cet autre l’enfermait »11. C’est dans un rapport à soi et à l’autre que se joue la subjectivation politique, dans une relation qui demande l’égalité quant au logos. Il s’agit d’avoir droit au chapitre, voire de pouvoir l’écrire. Un processus de subjectivation est, dit-il « un processus de désidentification »12

Il évoque un écart de soi à soi quant à l’identité assignée, un écart qui s’appuie sur fond de discursivité polémique, qui permet distance et remaniement des relations. C’est un mouvement de réappropriation, de maîtrise, de possibilité d’action sur le réel qui engage la liberté. Écart de soi à soi..un « hors de soi », c’est à dire ce qui définit la colère !

De la colère sociale, collective à la colère du sujet quel commun ? Si la colère vient dire, pour le sujet l’impuissance, c’est-à-dire l’impossibilité de modifier le réel n’est-elle pas demande d’agentivité par un espace d’égalité quant à la parole, c’est-à-dire la possibilité de parler pour être compris ?

Et si, par ailleurs, cet « hors de soi » pouvait permettre au sujet de se penser, de convoquer l’activité de penser réflexive au sens Castoriadien, discontinuité, rupture dévoilant l’être sujet cherchant à s’auto-instituer ?

Et si cette rupture permettait au sujet de se dégager de l’aliénation, du sujet pur produit du signifiant, identifié au signifiant écouté lorsqu’il perçoit que « ça parle de lui » ? Ce serait un temps de désassujetissement par un écart, une pensée sur les différents sens du signifiant auquel il est identifié. Une désidentification en somme.

La psychanalyse de son côté, a déployé des modèles de subjectivation qui rendent compte que le sujet est aussi producteur de son histoire et de son devenir, co-construit avec son entourage. L’inconscient, c’est le social, rappelle Jacques Lacan dans la suite de Freud.

Le sujet est pour Lacan sujet de l’inconscient : des formations inconscientes et du désir inconscient. D’abord pur produit du symbolique (la lettre volée), il se subjective de l’effraction d’un autre qui fait aliénation, par le langage, par l’image (le sujet ne se voit dans l’image que l’Autre lui renvoie de lui-même), d’être pris dans le désir de l’autre et dans son propre désir « d’être reconnu par l’autre », désir de désir de l’autre. (Fonction et champ du langage). Désir de désir qui s’appuie sur une identification au désir de l’Autre, trace de l’Autre. L’assujettissement semble aussi être au premier plan.

« Mais que devient le sujet de l’action ? » se demande en substance Eduardo Colombo, psychanalyste. « L’individu en tant que sujet -dit-il- constitue sa subjectivité, non pas dans un rapport réflexif à lui-même, exclusif et solipsiste, ni non plus dans un processus d’assujettissement à des forces extérieures qui le déterminent. Il devient sujet dans un procès qui, dès sa naissance, l’inclut comme agent actif13 d’un réseau de relation intersubjectives où il cherchera son autonomie ».14

La subjectivation pour les psychanalystes, concerne à la fois la façon dont l'objet subjective à l'avance le sujet, le reconnaît, l'anticipe, l'inclus dans le langage et dans son histoire, mais également dit Sidi Asfokare15 " ce processus, en partie inconscient, par lequel un individu se reconnaît dans sa manière de donner sens au réel, au moyen d’une activité de symbolisation" ; elle est production d’une subjectivité entendue comme ce qui appartient en propre au sujet, une singularité. " et c'est également, au-delà des assujettissements qui pourraient faire détermination, le mouvement qui vise « à devenir le créateur, ou l’auteur de son existence".

Agentivité, création, retour sur le sujet des effets de son action sur l’autre, rupture, désidentification: la subjectivation est mouvement discontinu dont la colère pourrait être un temps de scansion pour un remaniement, une reprise subjective de l’expérience de soi dans le monde.

Colère et désidentification.

Pour le psychanalyste la subjectivité s’opère dans le lien et dans le langage, qui est vecteur des dimensions multiples de la subjectivation avec, entre autres, comme opérateur l’identification qui est trace d’un autre en soi, du Autre en soi. Identification qui est « la forme la plus originaire du lien affectif à l’objet » et qui, pour Octave Mannoni,16 est pris dans une interdépendance avec la désidentification dans un mouvement qui permet le développement de la vie psychique.

Mais la désidentification est aussi à entendre comme désinvestissement libidinal de relations d’objet qui n’engagent pas la possibilité de la séparation et de la singularité entendue comme création de soi, qui n’offre pas l’espace nécessaire à la symbolisation. Elle peut être repérée comme une position active qui s’appuie sur la déliaison, qui peut prendre la forme de la colère pour un remaniement subjectif de l’expérience identificatoire et une relance des capacités subjectivantes qui sont capacités d’action, de symbolisation et de création.

Ainsi Lola, que j’ai reçu de ses 8 ans à ses 14 ans, grande coléreuse du groupe d’enfant de son foyer, « intolérante à la frustration » comme ont dit les éducateurs, m’affirmant qu’elle avait des troubles du comportement. Toute difficulté la met dans un état de malaise qui trouve régulièrement à se défaire par une décharge agressive envers qui/quoi est là. La colère est mise en acte : jets d’objets et de jouets, tables renversées, crises rageuses qui perturbent le fonctionnement groupal et parfois la classe.

Lola est une enfant placée depuis l’âge de 18 mois. Abandonnée par sa mère un an auparavant et délaissée par son père qui la confiait à sa propre sœur, elle a alerté la halte-garderie qui l’accueillait par son retrait et son retard psychomoteur. Elle ira en pouponnière puis en famille d’accueil puis enfin en foyer, ballottée au gré des possibles et des aléas de l’organisation de l’ASE. Quelques éléments d’anamnèse sont retrouvés cependant : Lola a toujours inquiété les adultes : plutôt passive et peu dans le lien, évitant de demander et extrêmement discrète au point d’être parfois oubliée. Pas de colère d’enfant avant ses 7 ans, pas d’expression agressive envers les adultes pour s’assurer, par le constat de leur survie à son agressivité, de leur existence et donc de la sienne propre. Une disparition subjective mise en acte dans le silence et l’évaporation de soi. Et soudainement Lola s’est transformée, à la faveur d’une rencontre à l’école avec une autre enfant qu’elle admire, prends en modèle et rejette tout à la fois. Cette rencontre, soutenue par l’ambivalence est l’occasion d’un remaniement subjectif quasi soudain, qui inquiète les éducateurs au regard de la virulence de ses colères qui tranchent avec son inhibition habituelle. Alors certes, ils évoquent le fait qu’elle rattrape son retard en engageant des colères d’enfant et en espère une reprise de son développement entendu comme formation de la personnalité mais craignent aussi que ses colères n’entravent son devenir.

Je vais considérer avec Lola que sa colère est un savoir inconscient qui s’exprime par un corps affecté et que la haine qu’elle évoque est une haine de transfert qu’elle dépose ici et là et qu’il nous faudra suivre. Nous y repérerons ensemble un effet de l’ambivalence de la rencontre avec sa jeune amie : le risque de s’y perdre et le risque d’exister autrement. Le mouvement affectif et identificatoire qui la porte vers elle comporte le risque de se défaire de ses identifications antérieures. Nous essaierons de les suivre à la trace entre dessins, marionnettes, mini psychodrames et histoires diverses en mettant en scène les colères désinhibitrices. Cela permettra de les faire passer d’un statut de rempart contre l’effondrement psychique à mise en scène jouée et accueillie : adressée.

Que nous ont racontés les colères de Lola mises en scène ? Que son inhibition était mise à distance de l’autre pour se protéger, mais aussi protection de l’autre de sa propre destructivité. Qu’elle était inhibition de la haine qui relève de l’annulation de soi. Embourbée dans une haine sourde qui répond au vide de l’investissement de l’autre et à la détresse (au sens de l’hilflosikeit), ce qui s’appelait inhibition dans la bouche des éducateurs était à la fois tentative d’effacement de soi, protection de l’autre et identification au vide de l’investissement du Autre. Sa rencontre avec Narrimane et l’intérêt que cette enfant a pour elle lui offre d’autre possibilités identificatoires qui sont certes, un autre possible mais qui réveillent le risque d’effondrement psychique par perte des identifications qui, cependant et en toute fragilité, la fonde. Nous découvrons Lola et moi les paradoxes de sa colère : contre les identifications antérieures et l’insupportable du Autre qui parle en elle et qui n’a pas su porter d’énoncés identificatoires structurants ; contre le nouveau mouvement identificatoire qui comporte le risque de se perdre, sans garantie (car il n’y a pas de garantie au lieu de l’Autre). Ainsi les colères de Lola sont à entendre comme mouvement de désidentification inconscient : un écart de soi à soi qui est désinvestissement identificatoire, rejet hors de soi d’un autre qu’elle rappelle cependant en invocation et convocation, et une ambivalence aussi quant à tout autre mouvement d’identification.

Sa colère n’est pas seulement rage destructrice, intolérance à la frustration, revendication phallique, résurgence du moi idéal et du despotisme infantile, ou autre jugement qui la décrédibiliserait. Elle vient souligner une subjectivité en souffrance dans une action empêchée, et une tentative de relance du mouvement de subjectivation, dans un mouvement de l’intra-psychique vers l’intersubjectif, dans une adresse donc et dans une tentative de faire lien et d’être entendue. Elle peut donc être aussi, la colère, tentative de retrouver le sens de l’intime qui est également une mise en œuvre de l’altérité. Elle semble être, chez Lola ; une invocation active : une convocation de l’autre en soi pour y faire procès, un procès intranquille et contradictoire, accompagné d’emportements pour une reprise d’elle même par auto altération qui fait conflictualité entre ce qui surgit et ce qui résiste : une création, une poiësis de soi17.

Car si la subjectivation est d’abord expérience identificatoire de passivation (pouvoir se faire objet de l’Autre et d’accepter de se laisser transformer), il n’y a pas de sujet que passif du fait de la dynamique même de la pulsion qui est d’être active et qui, comme le rappelle Bernard Penot 18,« tend à « accrocher » quelque chose chez la personne proche de manière à en susciter une« réponse » qui accompagnera ensuite le retour sur le corps propre. »

Il y a, au-delà voire dans l’expérience même d’assujettissement, une forme d’invention de soi et du monde médiée par la pulsion d’emprise19. Elle vise à s’accaparer le monde, permet l’investigation, la découverte, la transformation, et, liée au registre des représentations, pourra se transformer en maîtrise et en pulsion épistémophilique.

L’emprise participe d’un mouvement vers le monde et à l’émergence d’un espace-transitionnel- dans lequel s’élabore et se symbolise la rencontre ; et c’est dans cet espace que la créativité du sujet peut s’organiser. La pulsion d’emprise soutient un désir de créer, comprise comme un mouvement d'élaboration qui vient contenir l'expérience, la modifier 20, dans une dialectique avec un environnement assez malléable pour accueillir ce mouvement, se laisser transformer par lui, lui donner une forme assez assimilable pour être reprise par le sujet. Une forme qui contient l’altérité produite par la rencontre et qui fait que le sujet peut se reconnaître dans ce que l'autre lui renvoie d'avoir été transformé par sa présence et son action.  Ce qu’assimile le sujet alors, est un effet de la rencontre, un effet de ce que sa présence produit dans le monde qui lui permettra de s’identifier sur le mode de l’introjection plutôt que sur celui de l’incorporation.Sans cette dialectique qui permet agentivité et retour sur le sujet d’une perception de la transformation qu’il a produit sur l’autre et sur le monde, ne reste que l’aliénation.21

L’agressivité qui accompagne les colères de Yaël et de Lola est à la fois un mouvement vers (une adresse) et une déliaison pour soutenir le vivant en soi et en l’autre. Ce n’est pas une violence au sens où elle ne vise pas tant la destruction de l’autre que la déliaison des investissement libidinaux antérieurs, identifications aliénantes pour une restauration de soi et de ses capacités créatrices. La colère relance la possibilité de l’emprise créatrice, d’un rapport avec le monde, avec l’autre. Et, si elle est une réponse à une violence qui est effraction de l’intime ou de la possibilité même de l’intime, réponse à l’écrasement de soi par le monde, elle vise surtout à une séparation, une reprise des limites en soutien de son propre mouvement de subjectivation et de son désir, un écart pour que s’engage le lien.

C’est une lutte subjectivante, au sens du mouvement qui permet que du « Je », mais aussi du « Jeu » avec le réel puisse advenir. Mais c’est également une lutte politique au sens où en parle Zizek se référant à Rancière : une « lutte pour faire entendre et reconnaître sa voix comme étant celle d’un partenaire légitime »22 . Elles témoignent, ces colères, de cette lutte qui est tentative d’exister pour le sujet, en attente d’être entendu, et d’être reconnu comme singulier, engagé sur une scène de parole : un sujet actif et créatif auquel est reconnue la possibilité de la parole et de l’action. La colère est signifiante et vise une transformation ; elle est, dit Christophe Dejours, un agir expressif « la façon dont le corps se mobilise au service de la signification, c’est à dire au service de l’acte de signifier à autrui ce que vit le « Je »23

Aussi il faut entendre la colère parfois comme relance d’un mouvement de subjectivation, une tentative d'agir sur le monde et sur le monde en soi en s'éprouvant dans la rencontre, de faire face à ce qui résiste pour le modifier, et être modifié soi-même en retour. Il n'y a pas de subjectivation sans colère, expression d'un désir à vivre, à être : une révolte.

La révolte, c’est le sentiment que découvrira également Monsieur Robert, pourtant loin d’être un révolutionnaire. Chargé de projet en informatique depuis dix ans dans la même société, il vient me voir dans un premier temps pour faire face à des difficultés dans son emploi. Harcelé par un collègue et par un supérieur, il pourrait facilement être leur souffre-douleur s’il n’avait pas, à sa grande surprise, eu deux ou trois crises de colère peu maîtrisées qui les ont mis à distance, mais qui desservent tout projet d’avenir dans son entreprise. Il doit bien s’avouer qu’il a été parfois colérique, lorsqu’il était jeune adulte, comme son père, mais il ne se reconnaît pas dans la tristesse qui l’accompagne, depuis ces dernières colères. Nous travaillerons sur son rapport au travail, sur les relations au sein de l’entreprise dans une organisation du travail concurrentielle et peu créative pour appréhender, tout doucement, les impasses rencontrées et les résonances avec sa propre histoire familiale.

Lorsqu’il vient me voir, M. Robert ne se débrouille plus. Il ne sait plus comment travailler, ni pourquoi. Il peine à se lever le matin, ressasse la colère qui l’a saisi et qu’il ne comprend pas.

Il est le second d’une fratrie de 3 enfants dans une famille « très » traditionnelle dont le père est banquier d’affaire et la mère ne travaille pas. L’éducation y est stricte : il s’agit de faire et d’avoir bonne figure et toute expression d’affect est suspecte. Sa mère est décrite comme peu avenante, en retrait, souvent dans sa chambre, déprimée. De son père dans un premier temps, il parle peu, sauf pour dire qu’il était très absent et que c’était un homme très occupé, avec beaucoup de responsabilité. Il l’admire ; voir plus : il aimerait tant lui ressembler ! M. Robert est brillant, à n’en pas douter. Pourtant cette analyse est ennuyeuse, sans affects, avec peu de représentation, sans épaisseur ni élaboration : je m’ennuie et suis perplexe. J’entends une idéalisation du père sur le mode de la dévotion, sans conflictualité ni ambivalence. Son frère et sa sœur se sont fâchés avec leur père de manière semble-t-il définitive et il répète à l’envie combien cette fâcherie est injuste envers ce père idéal qui s’est tant sacrifié pour la famille. La raison en serait des reproches des deux enfants quant à son caractère exigeant et sans concession.

M. Robert m’explique un jour avec virulence et dans une logorrhée anxieuse qui ne laisse pas de place à la relance à quel point leur père s’est sacrifié pour eux. Puis il se fâche, se lève brusquement en jetant des coussins pas si loin de moi et hurle en partant : « vous pourriez m’en dire quelque chose !! ». De colère il claque la porte du cabinet, puis de l’appartement.

Je lui ai envoyé un SMS en soirée : je vous attends samedi pour votre séance. Le samedi en question je vois arriver un M. Robert penaud, craintif, désolé et tellement désolé. Il pourra évoquer le silence de sa mère, mais surtout le silence qui se faisait dans la maison au bruit de la clef dans la serrure, quand la porte d’entrée s’ouvrait pour laisser entrer ce père idéalisé ; un silence qui était l’apogée d’une attente anxieuse portée par tous. Il pourra, de petite avancée en petite avancée, évoquer les violences de ce père colérique envers chacun d’entre eux pour des motifs improbables et non anticipables. Un père admiré et craint, pour lequel il n’a que compréhension et admiration malgré la terreur qu’il faisait régner, et les coups portés, bien réels, qui les ont souvent laissés à terre les uns et les autres. Un père à la fois haïssable et impossible à haïr, qu’il porte en lui.

L’identification à l'agresseur (Ferenczi), opération psychique de survie est un déni de conflictualité de la haine éprouvée. Il s'agit de ne pas détruire l’objet au risque ne pas le perdre. Ainsi se comprends l’incorporation hors symbolisation qui aboli toute distinction entre le sujet et l'autre : il est ce père parfois, souvent, et en difficulté d’être lui.

L’échec d'élaboration de l’expérience qui défait toute possibilité de singularité, et le déni de conflictualité signent l'absence de différenciation entre le sujet et l'objet. C’est une aliénation au sens de la mise à mort de la pensée comme l’évoque Piera Aulagnier24, assujettissement à la pensée d'un autre qui empêche tout projet identificatoire, tout devenir.

Et cette colère donc, envers moi ? Il a eu peur de se perdre dans mon silence évoque-t-il, dans ce qu’il comprenait comme une absence de réponse, un abandon. « Ça m’a révolté » ! dit-il, exprimant aussi la peur qu’il a eu de me faire mal. Je devenais, dans le transfert, l’agresseur mais il a pu faire l’écart lui permettant de dire, de partir, d’agir. Sa colère envers moi qui le renvoyait à l’absence de présence de sa mère était un acte adressé qui devait être repris, une convocation à être cet objet subjectivant qui supporte d’être transformée par la rencontre, pour lui permettre d’être transformé lui-même. Un objet qui soutient le processus de traduction-symbolisation en donnant forme à l’expérience. Nous réabordons cette tristesse qui a accompagné ses dernières colères et je fais l’hypothèse avec lui qu’elles n’étaient pas celles du père (comme cela avait pu être le cas auparavant), mais une colère propre qui est d’abord un mouvement hors de soi pour ne pas être anéanti, une révolte mais aussi une invocation à être entendu, une inter-pellation. C’est un mouvement pour contrer l’absence d’absence du père en lui, pour s’extraire d’un soi colonisé, pour mettre hors de soi l’objet et faire lien ; pour rencontrer une présence d’absence qui permette de l’intersubjectivité hors la violence sur le corps. La tristesse alors vient dire le processus psychique de séparation, la mise à distance. C’est à partir de ce moment, en distance, qu’il pourra s’interroger sur son père ou sens où ce père fera question pour lui.

Nous avions repéré le premier temps de la colère dans l’impuissance, l’impouvoir, le sentiment d’insécurité et l’émergence de l’angoisse. « L’angoisse apparaît donc comme une réaction à l’absence éprouvée de l’objet » dit Freud. 25 Ce que reprends Dorothée Legrand en soulignant qu’elle est «la fin du tout-un qui est certes, la fin de l’horreur intrinsèque au régime totalitaire du réel, mais qui est en cela même fin de la plénitude. »26 . Et nous savons aussi que l’angoisse peut être absence d’absence « sur-présence qui gave le sujet jusqu’à le phagocyter dans un tout où il n’est plus rien singulièrement. »27

Expression de l’impuissance, la colère, telle que je l’ai entendu chez Yaël, Lola et M. Robert est aussi invocation et avec elle le sujet se redécouvre en appel, c’est à dire en désir. Jean Michel Vives l’énonce ainsi : « le sujet qui était invoqué par le son originaire va, pris dans le langage, devenir invoquant. […] Il doit alors pouvoir invoquer, c’est-à-dire faire l’hypothèse qu’il y a un non-sourd pour l’entendre »28. L’invocation est une demande à devenir sujet au lieu du grand Autre, à s’entendre dans ce lieu, c’est à dire faire l’expérience d’être entendu. Invoquer est chercher à se dire et à être reconnu, c’est également une expérience d’altérité, l’attente d’une réponse, d’un signe, de supposer qu’un autre, hors de soi, entende.

Et il y a peut-être à écouter, parfois, dans la colère une expérience de sortie de l’autre en soi qui fait le sourd, une désidentification pour un espace qui permet le lien. Le « hors de soi » concerne l’objet en soi à mettre en distance. En ce sens la colère devient un agir, s’appuie sur l’appareil d’emprise pour contrer l’emprise de l’a /Autre par différenciation et/ou transformation. Il y a, dans ce temps de la colère, un agir de séparation qui vise à créer de l’espace- transitionnel- qui permet lien et altérité, créativité, qui scande le conflit dépendance /indépendance propre au mouvement de subjectivation. Elle met en œuvre des pulsions agressives dans un appel à l’autre, pulsion dont le destin est d’être liées aux pulsions libidinales, par la réponse de l’autre. Ce sont dans ces moments qu’est nécessaire la juste présence d’un « partenaire pour qui il (le sujet) est singulier ».29 (Dorothée L).

La colère telle nous l’avons rencontré avec ces patients est bien une relance de la subjectivation qui est politique en ce sens qu’elle interroge la relation instituée, l’assujettissement et les identifications aliénantes, qu’elle revendique une place en présence, qu’elle vient re-conflictualiser les scènes intrapsychiques et intersubjectives pour produire du Je, de l’autre et du commun , ce qui nécessite parfois d’avoir un soi hors de soi, mais par hors sujet, ni hors je.

La colère est politique de faire surgir une scène conflictuelle dans une demande à être entendue, à exister singulièrement au champ de l’autre ; elle devient politique et sociale lorsqu'elle s'appuie sur le refus de l'injustice en revendication pour les autres aussi, au-delà de toute servitude au groupe et aux normes, lorsqu'elle devient, dit Jacques Sédat "un refus engagé à ne pas subir dans l’apathie (au sens d’insensibilité), dans un retrait masochiste, ce qui menace notre humanité en nous."30

Ainsi de la colère des soignants devant le manque de moyen et des listes d'attentes qui s'allongent, soignants que l'on voudrait transformer en technicien du bien être pour capter les colères sociales ; leur colère devant la misère sociale et la détresse des patients, telle cette jeune mineure isolée qui dort à la rue, non prise en charge par l’ASE par « présomption de majorité » ; ainsi des jeunes émeutiers que l'on préfère décrire comme des criminels plutôt que d'entendre la légitimité de leur révolte ; ainsi d’Aurélie, 12 ans, qui clame sa colère devant la barbarie du monde pour ne pas s'effondrer. Comment s'y reconnaître ? Me demande-t-elle ? Et aujourd'hui la colère du désespoir face à la folie destructrice des hommes, d’une guerre à l’autre.

Mais si la colère et la possibilité de désidentification permettent une relance subjective, que viennent dire les destins subjectifs qui ne laissent pas de place à la colère et où la désidentification ne s’engage pas ?

Je pense par exemple à la colère impossible de Vinciane, maltraitée et violée à de multiples reprises à l’adolescence, qui s’enfonce dans une forme d’indifférence à ce qui lui arrive (qui résonne avec l’indifférence d’un Autre tout puissant qui l’enferme dans une expérience de désaide extrême), puis dans une mélancolisation de s’identifier à l’objet souillé du viol, objet de la haine et du mépris de l’autre qui fait assignation; Vinciane est au désespoir au sens où elle reste figée dans l’expérience traumatique d’être à la merci d’un autre /Autre qui lui réfute toute possibilité d’être entendue. Identifiée à l’expérience d’impuissance, elle ne se risque plus à être en appel et les rencontres ont démarrés par de longs silences en méfiance qui vienne dire la difficulté de pouvoir adresser une parole par expérience traumatique du vide de l’écoute. Et cependant elle a demandé à être là, et elle vient sans rater une séance. Il faudra sans doute l’expérience persistante, dans la rencontre, d’un faisant fonction de Autre capable d’entendre l’expérience et d’y répondre, capable de laisser de la place à l’expression de la détresse et de la haine, d’engager la possibilité que s’exprime une colère reconnue d’emblée comme légitime, et de lui donner une valeur subjective qui permettra un déplacement des identifications. Un déplacement qui la sortirait d’une position unique d’objet du Autre pour devenir sujet actif d’une l’inter-locution, sujet qui peut prendre place dans le monde. Ce qui nécessite un faisant fonction de Autre qui supporte l’emprise, l’angoisse, de se laisse transformer et entamer, et qui permette au sujet de faire l’histoire, d’engager une parole singulière qui fait subjectivité mais aussi qui fait trace dans le monde, qui transforme l’inter-locuteur.

C’est là sans doute, un des engagement politique du psychanalyste.

1. Le télescopage des générations, à propos de la généalogie de certaines identifications », Psychanalyse à l'université, XII, 46, 181-200.

2. Radmyla Zigouris. « Hors de soi ; Psychiatrie française 1991)

3. Sophie Galabru. Le visage de nos colères. Flammarion 2022

4. Olivier Renaut. « La colère du juste ». Revue Esprit, Editions Esprit, 2016, Mars-Avril (3), 10.3917/es-

pri.1603.0135. hal-01443135

5. Gisèle Mathieu-Castellani, « La colère d'Aristote. Défense et illustration d'un emportement plus doux que le miel... « . In: Littérature, n°122, 2001. Aristote au bras long. pp. 75-89;

6. Sophie Galabru. Ibid. pp. 82-84

7. Jacques Sédat, « Du bon usage de la colère », Etudes 2013/11 (tome 419) pages 485 à 496)

8. Castoriadis, C. (1999) L’institution imaginaire de la société. Paris: Le Seuil (p.112-113)

9. Jacques Rancière, La mésentente, Paris, Galilée, 1995 p. 63

10. Etienne Tassin, « Subjectivation versus sujet politique. Réflexions à partir d'Arendt et de Rancière », Tumultes, vol. 43, no. 2, 2014, pp. 157-173.

11. ENTRETIEN AVEC JACQUES RANCIÈRE Nicolas Poirier Vrin | « Le Philosophoire » 2000/3 n° 13 | pages 29 à 42 https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2000-3-page-29.htm. Souligné par moi.

12 Jacque Rancière, Aux bords du politique, La Fabrique, 1998, p. 118-119

13.Souligné par moi

14.Eduardo Colombo, « Le sujet de l’action révolutionnaire »,  Réfraction  2010 n°25. pages 39 à 46.

15. https://www.academia.edu/45325152/Le_sujet_en_psychanalyse_entre_assujettissement_subjectivation_et_%C3%A9mancipation

16. Octave Mannoni, «La désidentification», Un si vif étonnement, Paris, Le Seuil, 1988, p. 119-136.

17. Gerassimos Stephanatos « Repenser la psyché et la subjectivité avec Castoriadis », in Psyché. De la monade psychique au sujet auto-nome, Cahiers Castoriadis n° 3, éd. S. klimis et L. van Eynde, Bruxelles, publications des facultés

universitaires Saint Louis, 2007, p. 115-140.

18. htpps://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2018-4-page-939.htm

19. Voir Freud 1905_ 3 essais

20. D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1971, p. 132.

21. Aliénation qui fait discontinuité de l’expérience de l’être, dans le sens proposé par François Sigault : un sujet coupé du réel et non reconnu par l’autre , avec un risque d’« aliénation mentale ».

22. Zizeck. La subjectivation politique et ses viscissitudes.

23.Christophe Dejours, Le corps d’abord, Petite biblothèque Payot, p. 37

24. Piera Aulagnier, Les destins du plaisir, P.U.F., Le fil rouge, 1979

25.Sigmund. Freud (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, in OCP XVII, Paris, PUF, 1999, p. 252

26. Dorothée Legrand, Écrire l'absence, éditions Hermann, 2019 p.15-16

27. Ibid p. 17. Absence d’absence évoquée à partir de l’expérience anorexique.

28. Jean Michel Vivès, (2015), « Pour introduire la notion de point sourd. », Écoute, ô bébé, la voix de

ta mère : la pulsion invocante, Éres, 2015, p. 102-103

29. Dorothée Legrand. Ibid. p. 17

30. Jacques Sédat. Op Cit.